Perspectives féministes pour une médecine plus inclusive

Je suis abonnée à a revue Relations. Voici un article de l’hiver 2020-2021, no 811,

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Perspectives féministes pour une médecine plus inclusive

Par : Isabelle Mimeault

L’auteure est responsable de la recherche au Réseau québécois d’action pour la santé des femmes (RQASF)

Pour améliorer et humaniser notre système de soins et mieux répondre aux besoins des femmes, le mouvement féministe en appelle à un changement de paradigme en matière de santé.

Nombreuses sont les personnes qui, après quelques démêlés avec le système de santé, se tournent vers des médecines alternatives et des approches thérapeutiques aux marges de notre système de soins public. Selon des statistiques officielles, le recours à ces approches a doublé en une décennie (1994-1995 à 2005)[1]. Les chiffres démontrent aussi que plus de femmes privilégient ce type d’approches. Les femmes sont également plus nombreuses à offrir de tels soins, que ce soit dans des organismes communautaires ou comme travailleuses autonomes. D’où vient leur attirance pour des thérapies privées, souvent jugées moins crédibles et si peu réglementées ? La réponse se retrace à travers leurs rapports douloureux avec la biomédecine.

L’histoire d’une exclusion

L’exclusion des femmes de la médecine s’est amorcée en Occident par la longue chasse aux sorcières qui entraîna la mort de milliers de femmes et de soignantes traditionnelles au cours de la Renaissance, ainsi que la perte de savoirs en herboristerie. Les « sorcières » étaient notamment accusées de crimes sexuels contre les hommes, d’utiliser des pouvoirs magiques affectant la santé et de « posséder des savoir-faire médicaux et obstétriques[2] ». Puis, avec les débuts de la gynécologie moderne, au XIXe siècle, les sages-femmes se sont vues à leur tour dépossédées de leurs savoirs traditionnels empiriques, aussi précis qu’éprouvés, rapidement remplacés par des pratiques basées sur des théories hasardeuses sur les ovaires et l’utérus qui ont causé la mort d’un grand nombre de femmes.

La professionnalisation de la médecine organisa de façon brutale le monopole et la domination masculine dans le domaine des soins, instaurant une vision réductionniste de la santé exclusivement centrée sur l’aspect curatif, le diagnostic et la maladie, dévalorisant les capacités d’autoguérison du corps et négligeant le bien-être global des patientes et des patients.

S’appuyant entre autres sur la théorie du germe de Louis Pasteur, le fameux rapport Flexner, publié en 1910 et portant sur l’enseignement de la médecine aux États-Unis et au Canada, eut un effet catalyseur sur la standardisation de la formation en médecine autour du seul modèle de la médecine scientifique en Amérique du Nord. Les femmes et leurs pratiques, indépendamment de leur efficacité, furent exclues des écoles de médecine. Les médecines traditionnelles autochtones et chinoise, l’homéopathie, la naturopathie et les soins prodigués par les sages-femmes ont été sévèrement ostracisés, sinon combattus. Encore aujourd’hui, il est de bon ton de ridiculiser par méconnaissance les médecines holistiques, particulièrement celles qui s’éloignent le plus du modèle dominant, comme l’homéopathie et les médecines énergétiques.

Certes, des changements s’opèrent, lentement. Les milieux médicaux prennent conscience des erreurs passées et des biais sexistes inhérents aux soins prodigués aux femmes. Toutefois, le système dominant perdure et le paradigme qui le sous-tend aussi. En raison notamment de leur sous-représentation dans les essais cliniques, les femmes se font surprescrire des médicaments à des dosages établis pour les hommes, ce qui les conduit à subir davantage d’effets secondaires, parfois désastreux pour elles. La médicalisation de leur cycle reproducteur (menstruations, grossesses, ménopause) s’est systématisée, ce qui mène à des violences obstétricales et gynécologiques. Tout cela fait partie intégrante d’un paradigme de médicalisation qui ne tient pas encore assez compte des déterminants sociaux de la santé (violence, pauvreté, exclusion, etc.).

Contestations féministes

C’est dans les années 1970, en s’inscrivant dans un mouvement de réappropriation de l’histoire des femmes, que des chercheuses et militantes ont mis au jour les savoirs (et l’existence) de ces femmes qui, autrefois, ont été chamanes, guérisseuses, soignantes et sages-femmes. Au cours des années 1980 au Québec, dans des centres de santé exclusivement féminins, les femmes ont partagé ensemble des connaissances sur leur corps et leur santé. En réponse à l’autoritarisme patriarcal du milieu médical, elles ont fondé des réseaux et des organismes d’entraide qui ont permis de dénoncer les pratiques abusives en gynécologie, en obstétrique et en psychiatrie. Ces femmes, qui prônaient une humanisation des soins, ont été les instigatrices d’une approche féministe de la santé.


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En désaccord avec la vision biomédicale qui segmente le corps et l’esprit, cette approche globale et féministe se fonde sur une conception de la santé à la fois holistique (union corps-esprit) et relationnelle (résultant de rapports sociaux). De ce postulat découle une priorité accordée à la promotion de la santé dans un esprit de justice sociale, ce qui sous-tend la prise en compte des facteurs sociaux qui affectent la santé, tels que la violence, la pauvreté et les conditions de travail. Cette approche valorise une relation thérapeutique centrée sur les besoins de la personne (l’écoute de son histoire) tout en tenant compte de la dimension intersectionnelle des problèmes de santé dont les déterminants sont liés aux enjeux de classe sociale, de sexe et de genre, de racisme, de capacités, etc. Alors que dans le paradigme médical dominant, le respect de l’autonomie de la personne se réduit souvent au choix éclairé entre deux options médicales, l’approche globale reconnaît à la personne soignée une expertise sur son corps-esprit et favorise l’autoguérison. En militant pour le droit au consentement éclairé et à l’information sur sa santé, elle appuie le droit de choisir une thérapie qui corresponde à ses propres valeurs et non à celles imposées par le modèle dominant, ce qui suppose l’accès élargi aux médecines alternatives et complémentaires. Ces dernières ont beaucoup à offrir aux femmes, puisque le processus menant au choix thérapeutique s’appuie sur leur histoire et sur leur contexte de vie[3]. Elles y trouvent des moyens autant pour soulager leurs problèmes de santé chroniques que pour mieux vivre les différents passages de leur vie reproductive, ce qui leur permet de reprendre le contrôle sur leur corps et leur santé.

Changer de paradigme

En prônant l’autonomie des personnes vis-à-vis de l’expertise médicale, certaines approches féministes proposent de se libérer du rapport autoritaire et infantilisant du corps médical à l’endroit des femmes, mais aussi des patientes et des patients en général. Ici interviennent les principes de l’autosanté, en droite ligne avec ceux de la plupart des thérapies alternatives : la démédicalisation (ne pas traiter les processus naturels et les problèmes sociaux comme des maladies), la réappropriation de son corps, la libre circulation et la vulgarisation de l’information, et l’offre de ressources thérapeutiques diversifiées pour maintenir sa santé ou se soigner.

Par son regard critique sur la science positiviste et objectivante qui domine depuis 150 ans, l’approche globale et féministe de la santé invite à s’ouvrir à « une autre science du vivant », plus humaniste et qui, tout en tendant la main à l’approche dominante, vise à sortir des crispations corporatistes et des logiques binaires et de combat contre la maladie. Certaines recherches dans des champs scientifiques très divers peuvent être mises à profit dans cette optique. Pensons par exemple aux travaux du biophysicien Fritz Popp indquant que nos cellules communiquent entre elles à l’intérieur de notre corps-esprit, ou encore à ceux de l’épigénétique, qui montrent que notre vécu et notre environnement peuvent modifier notre génétique. Voilà quelques propositions scientifiques qui influencent déjà de nouvelles pratiques et qui peuvent servir de fondements sur lesquels appuyer une médecine renouvelée.

La vision globale et féministe de la santé participe au mouvement vers un changement de paradigme en matière de santé. Cette perspective holistique n’est pas nouvelle ; elle est millénaire. La médicalisation et la marchandisation de la santé se sont imposées récemment dans l’histoire, souvent aux dépens des femmes et des personnes jugées non conformes à la norme établie. Il est temps de s’ouvrir à de nouveaux horizons. La pluralité des voix et l’ouverture à reconsidérer ces points de vue ne sont-ils pas les principes sur lesquels, en théorie du moins, s’établit la science ?

[1]. Ministère de la Santé et des Services sociaux, Taux de consultation en médecine non traditionnelle [en ligne], 2008.
[2]. Barbara Ehrenreich et Deirdre English, Sorcières, sages-femmes et infirmières : Une histoire des femmes soignantes, Paris, Cambourakis, 2014, p. 43.
[3]. Voir RQASF, Changeons de lunettes ! Pour une approche globale et féministe de la santé [résumé en ligne], 2008.