Libres de quoi?


Libres de quoi?

Emilie Nicolas

Le Devoir 

27 janvier 2022

CHRONIQUE 

On sait que la malbouffe et le trop-plein de sucre, c’est mauvais pour la santé. Se demande-t-on pourquoi les principaux commerces de proximité vendent surtout des chips, des jujubes, des boissons gazeuses et autres aliments surtransformés ? Non. Mais on nous conseille de faire des choix individuels santé.


On sait que la sédentarité augmente le risque de maladies chroniques. Réglemente-t-on l’étalement urbain et densifie-t-on les villes pour endiguer la dépendance à la voiture ? Veille-t-on à ce que les quartiers où le transport actif est possible restent abordables ? Non. Mais c’est à chacun de faire le choix de l’exercice physique quotidien.

On sait que l’anxiété et la dépression sont en hausse depuis des années, sous l’effet du stress croissant des études et du travail. Met-on en place la semaine de quatre jours ? Non. Mais on télécharge une appli de méditation ou on fait du yoga. À chacun d’entraîner son « mental » pour mieux endurer le quotidien.

L’idéologie néolibérale a tellement imbibé le discours populaire dans le domaine de la santé qu’il est devenu difficile d’en expliciter le fonctionnement. Tentons-le. Le néolibéralisme croit qu’une société bonne est une société libre, et que cette liberté passe par des institutions qui tentent de laisser le secteur privé exempt de réglementations, et les individus libres de leurs choix.

Dans une société néolibérale, il est donc inapproprié de trop encadrer les compagnies dont le modèle d’affaires rend carrément malade, que ce soit en invitant la population à ingérer des calories vides bon marché, en polluant l’air ou les cours d’eau, ou en exploitant des employés au statut précaire. Les entreprises doivent rester le plus libres possible dans leurs activités, et nous, en contrepartie, sommes libres d’y travailler ou pas, de consommer leurs produits ou pas.

Dans une société néolibérale, les professionnels de la santé nous parlent de changer nos choix de vie, de prendre des habitudes plus responsables. Mais il est incongru qu’un groupe de diététiciennes fassent une sortie commune contre l’abondance de malbouffe dans les chaînes de dépanneurs et la persistance des déserts alimentaires ; il est presque tabou que des médecins se mobilisent pour une réforme du Code du travail ; et il est impensable que la direction d’un CIUSSS demande plus d’espaces verts sur son territoire.

Dans une société néolibérale, le tout est fait d’une somme d’individus auxquels il faut séparément enseigner à choisir des aliments et des loisirs qui maximisent l’espérance de vie. Les membres du personnel soignant qui voudraient « prescrire » des lois, des politiques, des réglementations, des réformes institutionnelles pour améliorer la santé de toute une collectivité passent pour des hurluberlus. Celles et ceux qui préconisent l’action à la source, c’est-à-dire sur les déterminants sociaux de la santé, sont le plus souvent à la marge de leur ordre professionnel.


Dans une société néolibérale, l’individu est un agent rationnel, responsable de ses choix. Les individus qui font les moins bons choix sont donc moins rationnels, et moins responsables. Les inégalités sociales, notamment sur le plan de la santé, sont donc légitimes : les populations les plus amochées n’ont qu’à faire de meilleurs choix. Ces meilleurs choix sont surtout accessibles aux mieux nantis ? Il fallait aussi faire les bons choix de vie pour arriver à ce niveau de confort matériel qui permet de choisir le bio, de choisir le week-end en nature au chalet, de choisir de se renseigner sur les aliments bons pour prévenir le cancer. Il y a les gagnants, et il y a les perdants. Dans une société néolibérale, il y a de bonnes chances de tomber sur un médecin qui te soigne, certes, mais en te jugeant intérieurement de t’être rendu malade, avec tes choix de perdants.

Dans une société néolibérale, le rôle du gouvernement en santé publique, c’est au mieux de sensibiliser les individus à l’importance de faire les choix les plus gagnants possibles. Ce n’est certainement pas — un exemple comme ça — de réglementer plus sévèrement la qualité de l’air dans les écoles comme dans les usines, et de rendre l’environnement public et privé moins propice à la maladie.

Dans une société néolibérale aux prises avec une crise sanitaire, une partie de la population aura intériorisé ce gospel de la liberté individuelle et (surtout) d’entreprise. Des gens, donc, se braqueront contre une mesure sanitaire ou un vaccin parce qu’en les recommandant, le gouvernement outrepassera son étroit petit rôle de protection des choix des individus et (surtout) de la liberté des business. On s’insurge, en bref, contre le spectre menaçant d’un « gouvernemaman ».

Dans une société néolibérale aux prises avec une crise sanitaire, il y aura aussi des gens déjà critiques de la logique néolibérale qui se demanderont si les institutions obéissent trop au capital pour agir dans l’intérêt public. On a donc un groupe qui peut rejeter une mesure sanitaire non pas par dégoût de la solidarité sociale, mais parce que face à des institutions jugées « vendues », on préfère se fier à son propre jugement, à ses sources « alternatives », et se démerder seuls.

Avec ce deuxième groupe, on peut absolument parler de santé publique, parce que le souci du bien-être collectif est présent et partagé. Mais avec lui, il ne suffira pas de déplorer la désinformation ou de ressasser les dernières connaissances scientifiques pour rebâtir la sacro-sainte confiance à l’égard des institutions. Il faudra aussi admettre les failles du système, nommer ce qui n’y tourne pas rond, en altérer la logique. Non pas tenter de convaincre les individus, un par un, de faire des « choix » plus centristes, mais plutôt « prescrire » des changements institutionnels profonds. En commençant par un examen de ce néolibéralisme et de ses conséquences.