Slow life : un frein moteur. Le vide, mode d'emploi

Article publié dans libération Par ANNE DIATKINE

26 Avril 2020

Slow life : un frein moteur

Le vide, mode d'emploi

Dans «l'Usage du vide», le philosophe Romain Graziani fait l'éloge du «wuwei», concept taoïste intraduisible qui, à contre-courant de l'agitation volontaire et du sens de l'effort valorisés dans nos sociétés, prône de ne rien faire pour réussir, de ne pas chercher pour trouver. Aussi bien le sommeil que la grâce, le bonheur, l'amour…

La bonne nouvelle est que la volonté ne peut pas tout, et qu’il faut savoir être indolent. On échoue parfois non parce qu’on ne travaille pas assez, qu’on manque de persévérance ou de détermination, mais à l’inverse parce qu’on fait trop d’efforts. Dans l’Usage du vide. Essai sur l’intelligence de l’action, de l’Europe à la Chine(Gallimard, 2019), Romain Graziani étudie une notion essentielle à la pensée taoïste mais qui manque dans la langue française, dont le «lâcher-prise» si glorifié aujourd’hui peine à rendre compte : «wuwei». Ce concept désigne ce qui rend possible l’obtention d’états hautement désirables qu’on ne peut atteindre qu’à la condition expresse de ne pas les rechercher. L’insomniaque qui veut à tout prix dormir ne s’endormira qui s’il met en veille son obsession. Il est difficile de tomber amoureux en s’obligeant à l’être. On ne peut décider d’être spontané, ou encore d’être naturel quand on est pris en photo. De même, avoir une démarche déliée ou écrire un livre qui a la grâce cesse immédiatement d’être accessible dès qu’on y pense. Le philosophe et sinologue, professeur à l’Ecole normale supérieure, où il enseigne à des étudiants pour lesquels la persévérance a payé, montre les limites d’un credo en général admis et opérant : «Quand on veut, on peut.» Dans la pensée taoïste, ce qui entrave la volonté n’est pas un (mauvais) tour d’un inconscient retors. Entretien autour d’une notion complexe qui échappe à la traduction.

La connaissance du taoïsme aurait-elle pu permettre une gestion différente de l’épidémie de coronavirus ?
Tous les vices du régime chinois ont concouru à produire cette crise sanitaire. Il résulte d’une corruption, d’une censure stricte de l’information et d’une manipulation des données, tout en prohibant le volontariat citoyen. La volonté obsessionnelle de maintenir la stabilité sociale au prix de mensonges et de censure a fini par produire un chaos sanitaire. Bien qu’en Chine le commerce des animaux sauvages soit officiellement interdit, ces derniers sont vendus en plein jour, car ils répondent à des demandes alimentées par la superstition et souvent, aussi, un certain charlatanisme médical. Ainsi le mot «chauve-souris», bian fu en chinois, se prononce comme le mot «bonheur»(fu), ce qui contribue à en faire un aliment faste. Or la recherche frénétique des éléments qui favorisent la vitalité a fini par aboutir à une situation mortifère : voilà le type d’erreurs typiques que démontel’Usage du vide.

Comment nommeriez-vous ce concept taoïste «wuwei» en français ?
La traduction littérale de «non-agir» me semble la meilleure. Car «lâcher-prise» peut tout autant désigner la nécessité de détendre des muscles crispés que de cesser d’être dans un contrôle permanent. Le «non-agir» que développent les penseurs chinois Lao-tseu et Tchouang-tseu est bien différent. Il consiste à se retenir de toute action susceptible de parasiter un processus en cours. Il s’appuie sur les vertus propres au temps pour mener à bien ce que la volonté ne peut achever par elle-même.

L’expression «non-agir» est énigmatique pour une oreille française. S’agit-il d’un plaidoyer pour l’inertie ?
L’expression devait être tout aussi mystérieuse quand elle est apparue en Chine au IVe siècle avant notre ère, et il a fallu de longs débats pour que cette notion introduite par Lao-tseu, l’auteur semi-légendaire du texte fondateur de la pensée taoïste, résonne de façon intelligible. Il est émouvant de remarquer que cette expression plurimillénaire investit la langue française depuis une dizaine d’années. On n’arrivera pas à trouver d’équivalent préexistant dans notre lexique et notre littérature. Pour essayer de rendre compréhensible son champ, j’ai dû forger l’expression «états réfractaires à la volonté».

«Dans certaines situations, l’action consiste à se retenir de s’agiter, ce qui demande souvent plus d’efforts que l’activité ordinaire.»

ROMAIN GRAZIANIphilosophe et sinologue

Comment sait-on que la notion de «non-agir» a déconcerté les Chinois quand elle est apparue ?
On dispose de nombreux textes de l’époque préimpériale qui montrent que les discussions sur le non-agir se poursuivent tout au long de l’histoire chinoise, même si les propositions les plus denses se situent autour de la période antique et médiévale, c’est-à-dire du IVe siècle avant J.-C jusqu’au Ve siècle de notre ère. Les interprétations sont d’une diversité extrême. «Non agir, ce n’est pas rester les bras croisés», précisent les uns, tandis que d’autres, opportunistes, soutiennent que le terme se réfère à une organisation politique dans laquelle le souverain doit se dispenser de tout travail effectif et déléguer son pouvoir à ses ministres. Il y a un réemploi inventif de ce terme tout au long de l’histoire dans de nouveaux contextes et parfois une instrumentalisation politique de la pensée taoïste.

Le «non-agir» a-t-il son équivalent en Europe ?
On s’est posé en Europe la question des limites de l’action humaine dans le cadre du stoïcisme, mais ce serait plutôt la théologie chrétienne qui a opéré une critique de l’action volontaire en montrant combien il est contradictoire de rechercher la grâce ou le salut par ses propres forces, quand il faudrait accepter de se laisser embrasser par la volonté divine. Néanmoins, le voisinage est artificiel, puisque ici cette conception esquissée ne concerne que les chrétiens pratiquants.

Le non-agir infuse-t-il encore la culture chinoise contemporaine ?
De manière minoritaire. C’est un peu comme si l’on se demandait qui fait profession de vivre selon l’art de vivre de Marc Aurèle ou de Montaigne aujourd’hui. Toute la politique chinoise du XXe siècle a été au contraire ultravolontariste. Le terme «non-agir» s’est installé dans la langue commune chinoise, mais le taoïsme philosophique n’existe plus que comme une veine souterraine. C’est plutôt dans le monde occidental qu’il connaît une faveur, tout comme bon nombre de pratiques ancestrales qui font plus de nouveaux émules en Europe qu’en Chine – qu’on songe au qigong ou à l’acupuncture, de moins en moins marginales. En Chine, c’est presque l’inverse : ces pratiques restent comme des survivances d’une tradition étouffée par des modes de vie extrêmement occidentalisés. Le taoïsme poursuit son histoire dans certains milieux artistiques, lettrés ou religieux, mais n’est jamais revendiqué comme un courant de pensée ou une école politique car il y aurait presque une contradiction à en être un adepte bruyant.

Peut-on confondre le non-agir et la passivité ?
La passivité supporte plusieurs régimes. Quand vous faites cuire un gâteau au four, vous ne faites rien en apparence, et pourtant vous achevez un travail. Si vous ouvrez sans cesse la porte du four pour vérifier comment il cuit, vous pensez être actif mais vous nuisez au processus. Dans certaines situations, l’action consiste à se retenir de s’agiter, ce qui demande souvent plus d’efforts que l’activité ordinaire. La plupart du temps, nos yeux sont en mouvement, nos mains pianotent sur notre portable, nos jambes frétillent, il est presque douloureux de parvenir à un arrêt complet. Le terme de «passivité» laisse entendre une soumission alors qu’on subit plus les événements en cédant à l’agitation. Je tente de réhabiliter une forme de «passivité active», qui requiert d’abord de la concentration.

«On continue à confondre l’effort et la réussite, et à valoriser l’action qui vire à la frénésie.»

ROMAIN GRAZIANI philosophe et sinologue

Vous expliquez notamment qu’on peut atteindre le non-agir en inaugurant volontairement des processus qui deviennent des habitudes et avec le temps rejoignent la spontanéité… N’est-ce pas une ruse de la raison ?
La volonté met en place un processus au cours duquel elle s’oblitère petit à petit. Elle est à l’origine de la formation d’habitudes qui la relaient, puis qui réintroduisent une forme de spontanéité. De même qu’on marche sans se regarder marcher, on peut modifier ainsi sa manière de respirer.

Vous écrivez que le non-agir lève la plupart des obstacles à la réalisation des états convoités. Vous avez cependant passé une partie de votre vie dans des situations de compétition extrême et vous enseignez à des étudiants qui eux aussi croient aux vertus de la compétition. Y a-t-il une contradiction ?
L’état optimal à atteindre est la satisfaction personnelle que l’on pense obtenir par le moyen d’un concours. «Je serais tellement heureux et si fier si j’entrais à l’école de la rue d’Ulm.» Or ce que j’ai observé, c’est que beaucoup d’étudiants des grandes écoles entraient surtout en dépression dans les deux ans qui suivaient leur réussite. En ce qui me concerne, j’ai pu observer que les périodes de relâchement ou de jachère ont été extrêmement fertiles. Ce que je note surtout, c’est que l’on continue à confondre l’effort et la réussite, et à valoriser l’action qui vire à la frénésie.

Les natures distraites, qui se laissent emporter dans des flux de pensées, sont dévalorisées. Peut-on lire votre livre comme une défense de la distraction ?
Au cours de notre éducation, on favorise la vigilance et la distraction est vue comme une faille. Ce que nous apprend le taoïsme, c’est que ménager des espaces de distraction dans le cours de l’action est souvent très bénéfique. Le sport est un bon exemple car il nécessite un mélange de relâchement et d’extrême vigilance.

Y a-t-il des domaines où le «non-agir» n’est pas pertinent  ?
L’économie, la finance et la politique imposent une suractivité, une surplanification, et donc un volontarisme à tous crins. Or, il me semble que même dans de telles sphères, la notion de non-agir a son intérêt, et que la résolution forcenée de certains problèmes en crée plus qu’elle n’en résout.

Prenons l'exemple de la monarchie absolue en Chine ancienne. Les penseurs légistes ont édicté au IIIe siècle avant notre ère des mesures draconiennes pour assurer l'ordre et la sécurité, en déployant un arsenal de punitions très lourdes (peines de mutilation) pour les moindres délits. La première dynastie impériale qui a incorporé cette doctrine dans ses institutions a fini par instaurer un état de sédition en pensant éradiquer tout embryon de déloyauté ou de subversion. En se figurant que la paix et l'harmonie résulteraient de cette entreprise de dressage radical, le Premier Empereur a semé les germes de la destruction de la dynastie, prématurément défaite quinze ans seulement après sa fondation. Comme le rappelle le penseur et homme d'Etat de la dynastie des Han Jia Yi, qui réfléchit sur cet échec : «Plus ils intervenaient, plus l'empire sombrait dans le chaos ; l'empire s'embrasait à mesure que proliféraient les lois et les ennemis surgissaient à mesure que les armées étaient levées. Ce n’est pas faute d'avoir voulu instaurer l'ordre que l'empire des Qin échoua, c'est précisément du fait que ses entreprises étaient trop nombreuses et ses châtiments trop extrêmes.» Il semble que les recommandations du Lao-tseu aient échappé au Premier Empereur, qui par sa volonté de fer de dominer a obtenu l’état de chaos.

heloise pilon